Comment repérer et traiter les troubles bipolaires?
Le Docteur Valérie Aubin, chef de psychiatrie du CHPG, a répondu à nos questions.
Ce jeudi 30 mars, se tenait la Journée Mondiale des Troubles Bipolaires. A Monaco, cette journée est célébrée depuis 2016. L’occasion de rassembler les patients et leurs familles une fois par an, pour leur donner la parole, mais aussi pour leur faire part des nouvelles avancées dans un contexte convivial puisque, grâce à la Société de Bienfaisance Benedetti, un buffet est offert à l’issue des débats.
La Principauté célèbre aussi les 12 ans de son Centre expert bipolaire : un centre basé sur la recherche, le dépistage et le soin, mis en place sous l’égide le la Fondation Fondamental, une fondation de coopération scientifique. A l’instar des 13 autres Centres répartis en France, celui de la Principauté regroupe différents professionnels (psychiatres, pédopsychiatres, psychologues, neuropsychologues, orthophonistes etc.) pour établir un bilan et potentiellement assurer un suivi.
Le Centre monégasque présente aussi la particularité de proposer des séances de groupe, soit à visée éducative, soit à visée thérapeutique. Depuis son ouverture, le Centre a pris en charge plus de 500 patients, soit une quarantaine par an. Pour se maintenir au niveau de la labellisation de la fondation Fondamental, il faudrait que le Centre en suive le double et intègre aussi la biobanque des centres experts, en embauchant pour cela une infirmière et une neuropsychologue supplémentaires, comme nous l’indique le Docteur Valérie Aubin, chef de service de psychiatrie au CHPG.
Dans le cadre de la Journée Mondiale des Troubles Bipolaires, le Docteur Aubin nous explique comment repérer et prendre en charge les patients qui souffrent de cette maladie encore mal comprise.
Pourquoi cette Journée Mondiale a-t-elle été instaurée ? En quoi est-elle importante ?
Cette journée existe depuis 2015, elle est donc assez récente. Elle est célébrée chaque année le 30 mars, parce que c’est le jour de naissance de Vincent van Gogh, qui a certainement été bipolaire, d’après le diagnostic posthume. C’est important, parce que ça permet de déstigmatiser et d’informer la population générale sur une maladie qui touche entre 1 et 2,5% de la population mondiale. En France, elle représente environ un million de patients.
Avec un patient bien informé sur sa vulnérabilité et sur son risque de maladie, on va pouvoir influencer le cours de sa maladie
Généralement, les patients sont jeunes lorsque la maladie se déclare, ils ont entre 15 et 25 ans. C’est une maladie difficile à diagnostiquer et très invalidante : l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) considère qu’elle est au sixième rang des maladies les plus handicapantes.
Dans les trois quarts des cas, cette maladie est associée à des comorbidités, comme des troubles anxieux, des troubles du comportement alimentaire, des troubles de l’attention (TDAH), des addictions, ou des comorbidités somatiques, qui peuvent être à la fois la cause ou la conséquence de la bipolarité. Ces patients présentent souvent des troubles importants de leur santé physique, ce qui fait qu’en moyenne, un patient bipolaire a quinze années d’espérance de vie en moins par rapport à la population générale, ce qui est quand même dramatique.
Est-ce que l’on sait d’où viennent ces troubles bipolaires ?
C’est encore du domaine de la recherche. Mais comme pour d’autres maladies psychiatriques, c’est multi-factoriel. Le facteur génétique est prouvé et indéniable : on ne parle pas d’un gène « bipolarité », mais on constate que certaines familles en comptent davantage, il y a donc une part d’hérédité.
On a aussi une hypothèse neuro-développementale, avec beaucoup d’études d’infections pendant la grossesse, ou d’inflammations. On parle d’immunopsychiatrie, une nouvelle discipline qui se développe et qui met en évidence des dysfonctionnements dans la réponse immunitaire, et donc une susceptibilité accrue aux infections.
Attention, je ne veux pas affoler toutes les femmes enceintes : il ne suffit pas d’avoir une infection pendant la grossesse. Mais c’est la conjonction d’une infection pendant la grossesse sur un fœtus, qui serait susceptible d’être plus sensible à cette infection, et qui pourrait donc avoir un état d’inflammation chronique. On sait d’ailleurs que les bipolaires ont souvent d’autres maladies inflammatoires chroniques.
On a donc des pistes génétiques, inflammatoires, mais aussi environnementales. C’est pour cela que l’on n’a pas qu’un seul facteur et qu’il est intéressant de poser un diagnostic le plus tôt possible. Avec un patient bien informé sur sa vulnérabilité et sur son risque de maladie, on va pouvoir influencer le cours de sa maladie, améliorer le pronostic et éviter les comorbidités.
En cas de doute, il ne faut pas hésiter à en parler à un interlocuteur.
Justement, quels sont les signes qui doivent alerter l’entourage ?
Le premier signe, c’est vraiment l’instabilité de l’humeur avec l’alternance de phases dépressives caractérisées – avec une humeur très basse pendant une durée longue – et d’épisodes de manie, avec l’euphorie, l’exaltation d’humeur, l’impression d’être le roi du monde, que tout est possible, la mégalomanie, des dépenses etc. Cette alternance doit alerter. Aujourd’hui, les parents et adultes sont mieux informés, donc on espère que les générations suivantes vont repérer plus facilement la maladie chez leurs enfants.
La bipolarité est encore très taboue, comment vous rassureriez les parents dont l’enfant présente des signes bipolaires ?
Nous commençons à évaluer l’enfant à partir de 16 ans, s’il y a un trouble chez le parent. Mais il ne faut pas s’affoler : l’adolescence est une période très plastique et tous les adolescents ont des sautes d’humeur. C’est pour cela que j’insiste sur le fait qu’il faille traverser une période dépressive puis d’excitation suffisamment longue pour que le trouble soit caractérisé.
En cas de doute, il ne faut pas hésiter à en parler à un interlocuteur. On peut demander un avis au psychologue scolaire, à l’enseignant, au professeur principal, pour voir si ce comportement est constant ou s’il est simplement réactionnel dans les conflits parents-enfants. Il faut être vigilant, sans s’affoler.
Comment est-ce que l’on traite la bipolarité ?
Les troubles bipolaires constituent un ensemble, avec différents sous-types et différentes caractéristiques de gravité. Le traitement principal reste le régulateur d’humeur : c’est un médicament qui est censé éviter les rechutes et ce passage de la dépression à l’excitation, et inversement.
Mais il faut être raisonnable : un patient peut avoir un épisode maniaque avec juste un peu d’euphorie et d’excitation, quand d’autres vont par exemple démissionner, s’acheter une Ferrari ou vendre leur appartement… Si un patient n’a fait qu’un seul épisode maniaque, qui a été bien géré, et qui n’est pas trop désorganisant dans sa vie, on peut ne pas traiter dès le premier épisode.
En revanche, si cet épisode est trop déstructurant, on va opter pour un gros traitement pour résoudre la crise, puis on va maintenir ce traitement et le proposer en continu.
Les progrès de la science et de la recherche vont vers la médecine de précision. L’idée, c’est d’avoir un profil biologique et immunologique du patient, pour pouvoir prédire sa réponse au traitement et ne pas perdre de temps en lui donnant trop de médicaments.
Le régulateur d’humeur maintient-il dans la phase dépressive pour éviter les phases maniaques ?
Le but du régulateur d’humeur, c’est de maintenir le patient dans une humeur neutre et stable. Parfois, certains patients se plaignent et trouvent que c’est trop neutre. Quand on n’est pas bipolaire, on a naturellement des petites sautes d’humeur. Alors, si le traitement est mal dosé, il peut donner l’impression que tout est plat et morne. C’est ce qui est intéressant dans le traitement : le patient y est très associé. Certains préfèrent être un peu « plats », pour être sûrs de ne pas faire de bêtises. D’autres ont besoin d’être un peu euphoriques. C’est un dosage un peu subtil et complètement au cas par cas.
Vous parliez des grands progrès menés avec la médecine de précision, y a-t-il d’autres avancées sur la prise en charge des patients ?
Les avancées sont dans le diagnostic. L’un des buts, c’est de diagnostiquer plus précocement et de façon plus certaine. La difficulté, c’est que les patients font plus souvent des épisodes dépressifs que maniaques. Si la manie signe le diagnostic de bipolarité, la dépression, elle, est souvent traitée comme une dépression. On ne va pas repérer que c’est, en fait, l’entrée dans une maladie bipolaire. Le patient va trainer, et donner des antidépresseurs à un bipolaire, c’est généralement contreproductif.
Sur le plan thérapeutique, il faut encore stimuler l’industrie. En psychiatrie, contrairement à d’autres disciplines, on n’a malheureusement pas de nouvelles molécules. On aimerait bien que la recherche pharmacologique se développe.
En revanche, on note beaucoup de progrès dans les prises en charges non pharmacologiques, avec les techniques de psychothérapie. Grâce au numérique et à l’intelligence artificielle, les patients peuvent surveiller leur humeur. On peut aussi mieux mesurer les troubles du sommeil, qui sont caractéristiques du changement d’humeur.
Est-ce que l’on peut supposer qu’avec tous ces progrès, petit à petit, une personne qui souffre de troubles bipolaires pourra s’épanouir professionnellement et personnellement ?
Il existe déjà des personnes bipolaires qui ont réussi leur vie professionnelle et familiale. Mais c’est sûr que ce n’est pas la même chose d’avoir un épisode tous les quatre/cinq ans et quatre à cinq épisodes par an. Les cycles rapides sont beaucoup plus invalidants.
Les patients régulièrement suivis en Centre expert ont déjà vu leur pronostic s’améliorer de manière significative. Tout le travail que l’on fait maintenant sur les troubles cognitifs, sur les troubles de l’attention et de la concentration (pour ceux qui souffrent de TDAH), ça change vraiment la vie sur le plan professionnel.